CHAPITRE 30
L’impensable s’était accompli. Elle ne pouvait pas utiliser son laran pour appeler Camilla ; droguée au raivannin, elle était aveugle mentale, insensible, inaccessible. Jaelle, seule, sans l’aide de la Tour, n’avait pas la puissance nécessaire pour la contacter. Et Camilla avait brisé ses barrières, fait ce qu’elle avait évité toute sa vie.
Magda ressentait un trouble inexprimable. En un sens, elle était fière de Camilla, qui avait surmonté son aversion et sa crainte de ce potentiel nié si longtemps. Par ailleurs, elle était touchée jusqu’aux larmes que Camilla s’y soit résolue pour elle, après tant d’années de refus. Mais à un autre niveau, elle ressentait une douleur qui frisait le désespoir. Camilla n’aurait jamais fait ça pour personne, sauf pour moi. Il aurait mieux valu mourir que la forcer à cette décision.
Elle éprouvait à la fois tant de joie et de douleur qu’elle ne réalisa pas immédiatement ce que signifiait cet incident. Camilla l’avait retrouvée, par le laran. D’une façon ou d’une autre, cela signifiait que des secours étaient en route, et qu’elles devaient être prêtes.
Elle rampa jusqu’à Cholayna et chuchota :
— Elles nous ont trouvées. Tu as vu Camilla ?
— Si j’ai vu… quoi ?
— Je l’ai vue. Elle m’est apparue. Non, Cholayna, ce n’était pas une hallucination. J’ai vu Kyntha aussi. Ça veut dire que, puisque je ne pouvais pas la contacter, elle est partie à ma recherche, et qu’on va tenter de nous libérer. Il faut nous préparer.
Vanessa écoutait, haussant un sourcil sceptique.
— Défenses psychiques ! Je te soupçonne d’avoir perdu l’esprit temporairement, Lorne, et ça n’est pas étonnant, avec toutes les drogues qu’on t’a fait prendre sans la moindre raison…
— Tu n’es pas sur cette planète depuis aussi longtemps que moi, dit Cholayna. Ces choses arrivent, et il ne s’agit pas d’illusions, Vanessa. Moi, je n’ai rien vu. Je ne m’attendais pas à des visions. Mais je ne doute pas des paroles de Magda, et donc il nous faut être prêtes.
— Elles ne pourront pas nous libérer sans une bataille quelconque, ni sans nos bottes, dit Vanessa.
Rafaella, qui sommeillait, se réveilla et s’assit, et on lui apprit la bonne nouvelle.
— Et Jaelle ? Vous avez des nouvelles de Jaelle ? demanda-t-elle.
Magda dit, ironique :
— Cette fois, tu n’essayes pas de nous persuader que la bande d’Aquilara nous serait plus utile à long terme ? Tu ne trouves plus que ce sont des citoyennes au-dessus de tout soupçon ?
Rafaella pâlit de colère.
— Au diable, Margali ! Je ne voulais pas de toi dans cette équipée, et avec juste raison, tu ne peux pas t’empêcher de retourner le couteau dans la plaie, hein ? Parce que toi, bien sûr, tu ne te trompes jamais, tu as toujours raison, et tu es puante d’orgueil d’avoir toujours raison ! Et tous ces gens qui bâillent d’admiration devant toi parce que tu fais toujours tout bien… un jour, Jaelle réalisera ce que tu lui as fait, ce que tu fais à tous ceux que tu dis aimer, et elle te tordra le cou, et j’espère bien être là pour applaudir !
Elle tourna le dos à Magda, enfouit sa tête dans sa couverture, le corps agité de spasmes, et Magda réalisa qu’elle sanglotait.
Un instant sous le choc, Magda en eut le souffle coupé. Rafaella et moi, nous nous sommes déjà disputées, mais je pensais qu’elle était toujours mon amie. C’est ainsi que je suis ? C’est ainsi que les autres me voient ?
Vanessa avait entendu, vu le visage de Magda se décomposer.
— Ne fais pas attention, dit-elle en se penchant vers elle. Elle finira par se calmer. Et n’oublie pas que son jugement sur les gens est loin d’être infaillible. Elle avait misé sur Lexie, et elle a perdu.
Rafaella parle comme si toute cette histoire était de ma faute, de ma faute que Lexie Anders ait agi comme elle l’a fait, de ma faute que Rafaella l’ait suivie.
Puis elle se rappela les paroles de Kyntha : fais ton possible pour ne pas les haïr. Elle avait toujours l’esprit embrumé, mais elle savait qu’elle ne haïssait pas Rafaella ; Je suis furieuse contre elle. C’est différent.
Lexie ? C’était plus difficile. Malgré tous ses efforts, elle n’arrivait pas à lui pardonner d’avoir pris l’initiative de cette malheureuse expédition.
— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Cholayna.
Magda se rappela les dernières paroles de Kyntha : dis-le aux autres…
— Je fais de mon mieux pour ne pas haïr Lexie.
Elle répéta ce que Kyntha lui avait dit. Ses sentiments envers Rafaella, c’était son affaire, et elle n’avait pas à en informer Cholayna, mais Lexie, c’était une autre histoire.
— En fait de haine, tu peux compter sur moi, dit Vanessa, implacable. Elle a failli nous faire toutes tuer…
— Mais elle n’a pas tué Rafaella, argua Cholayna. Pas même avec un couteau dans la main, et un public admiratif autour d’elle.
Rafaella sortit sa tête de sous sa couverture.
— Je savais qu’elle ne me tuerait pas. Depuis le temps, je la connais assez bien, Lexa.
Stupéfaite, Magda réalisa que, même en cette situation désespérée, elle réagissait toujours en linguiste, notant que Rafaella disait « Lexa » selon le dialecte des Kilghard, et non « Lexie » qui était la prononciation terrienne.
— Elle ne m’aurait jamais tuée, répéta Rafaella.
On aurait dit qu’elles étaient dans le salon de musique de la Maison de la Guilde, discutant un point d’éthique à une Séance de Discussion pour les jeunes Renonçantes.
— Elle n’aurait pas tué Margali non plus – même si elle l’a menacée d’un pistolet… d’un désintégrateur !
Si elle, elle peut pardonner à Lexie, comment puis-je continuer à la haïr ? Comment conserver ma colère contre Rafi ? Nous nous sommes déjà querellées. Pourtant, elle a un jour parlé en ma faveur, comme elle vient de le faire pour Lexie. Soudain, Magda eut envie de la serrer dans ses bras, mais elle n’en fit rien, sachant que Rafaella lui en voulait toujours.
Eh bien, elle a ses raisons. Ce que je lui ai dit c’était méchant, étant donné la situation.
Mais si elle peut pardonner à Lexie, je devrais être capable de surmonter ma haine. Magda se força à revoir Lexie sous son meilleur jour, à se rappeler ses meilleurs côtés… Lexie expliquant le travail du service Topographique aux jeunes femmes de la Chaîne d’Union ; Lexie à l’Académie du Renseignement d’Alpha, partageant son expérience avec les étudiantes plus jeunes, Lexie, quand elle était petite… petite blonde de l’âge de Cleindori. Je me promenais avec elle, la tenant par la main comme une petite sœur… Elle essaya de retrouver la sympathie qu’elle lui avait inspirée alors.
Je ne sais pas si ça servira à grand-chose. Mais j’essaye.
Vanessa dit sombrement :
— Je peux encore arriver à ne pas haïr Lexie, s’il le faut. Mais ne me demandez pas de ne pas haïr cette Aquilara. Ce serait pousser les bons sentiments un peu loin. Elle aurait pu nous tuer toutes…
— Mais le fait est qu’elle ne l’a pas fait, dit Cholayna. Elle nous a même laissé les couvertures. « Celle qui fait le bien, disposant du pouvoir illimité de faire le mal, doit être louée non seulement du bien qu’elle fait, mais du mal dont elle s’abstient. »
— Qui est-ce que tu cites là, sapristi ?
— Je ne me rappelle plus ; quelque chose que j’ai lu quand j’étais étudiante, dit Cholayna. Et n’oubliez pas non plus qu’elle est névrosée ; elle n’y peut rien.
— Ces histoires de responsabilité limitée, je n’y ai jamais cru, dit Vanessa, fronçant les sourcils.
Magda se demanda si cela disculpait Aquilara, coupable de rechercher le pouvoir par tous les moyens. C’était la définition que Jaelle avait donnée du mal. Elle ne savait pas.
— Écoutez ! Que se passe-t-il ? dit Cholayna, levant soudain la tête.
Une grande agitation régnait à l’autre bout de la caverne, des femmes entraient et sortaient en courant. Alexis Anders s’approcha des gardes et leur parla d’un ton pressant. Puis les gardes se hâtèrent vers les prisonnières.
Elles tenaient quatre paires de bottes.
— Enfilez ça ! Vite, ou il vous en cuira !
— Qu’est-ce que vous allez faire de nous ? demanda Vanessa.
— Pas de questions, dit l’une.
Mais l’autre avait déjà répondu :
— On vous déplace. Vite.
Elles enfilèrent leurs bottes à la hâte, craignant que les gardes perdent patience et les forcent à partir pieds nus. Les gardes les poussèrent devant elles avec de longs bâtons. Cholayna trouva l’occasion de murmurer à Vanessa et Magda :
— Si ta supposition est vraie, si Camilla organise une offensive, c’est peut-être le moment. Soyons vigilantes, et sautons sur la moindre occasion de nous éclipser !
Magda essaya de prendre des repères dans ce labyrinthe. L’obscurité la rendait nerveuse, avec, pour toute lumière, la lueur tremblotante des torches qui projetaient des ombres mouvantes sur les parois inégales. Elle se cogna le pied contre un obstacle, et reconnut l’escalier glissant par lequel elles avaient tenté de s’évader.
Cholayna haletait. Après tout, elle ne faisait que relever d’une pneumonie. Rafaella la saisit par la taille.
— Appuie-toi sur moi, l’Ancienne.
Ce terme de respect de la Guilde sonnait étrangement en ce lieu.
Vanessa se cogna contre elle par-derrière, si proche qu’elle sentit son haleine dans son cou quand la Terrienne lui dit :
— Je vais essayer de prendre son désintégrateur à Lexie ; ça égalisera un peu les chances.
Le premier mouvement de Magda fut de protester – elle vivait depuis si longtemps sur Ténébreuse qu’elle était atterrée à l’idée d’une arme de portée plus longue que le bras de l’agresseur. Et de plus, la loi terrienne interdisait les armes de haute technologie sur les planètes de technologie primitive. Mais Alexis Anders avait déjà montré, utilisé son arme. Et elles étaient en telle infériorité numérique – quatre ou cinq contre quarante ou plus… Et – dernier argument sans réplique – elle ne pensait pas que Vanessa l’aurait écoutée.
— Si tu passes en cour martiale au retour, demande-moi de témoigner en ta faveur, murmura-t-elle en réponse.
Mais au début, regroupées dans un coin de la chambre supérieure, elles ne virent Lexie nulle part. En bas, Magda entendait des cris, une grande agitation, mais ici en haut, il faisait noir dans cette salle simplement éclairée par une torche plantée dans le mur, et une autre qui tremblotait dans la main d’une vieille, plaquée contre la paroi.
Puis il y eut comme un cliquetis de fers, et Magda vit des gens se presser vers le haut de l’escalier. Elle ne voyait pas ce qui se passait.
La Sororité ne tue pas. C’est un point sur lequel toutes les légendes sont d’accord, avaient dit Camilla et Jaelle. Se battaient-elles pour effectuer un sauvetage ? Quelqu’un hurla dans l’escalier. Des torches neuves projetèrent une lumière plus vive, et Magda vit Camilla qui se battait en haut des marches.
Il fallait passer à l’action. Elle se rua sur une de leurs gardes, l’expédia par-dessus son épaule en lui ôtant son épée au passage ; comme la femme se mettait à quatre pattes pour se relever, elle l’assomma d’un coup de pied appris sur un autre monde. Emportée par son élan, elle fit un demi-tour sur elle-même, et vit Cholayna et Rafaella qui tentaient de suivre son exemple, mais, sans s’attarder pour voir ce qui en résultait, elle courut vers Camilla en criant. Où était Jaelle ? Dans l’obscurité à peine trouée par la lueur des torches, impossible de distinguer l’amie de l’ennemie.
Camilla lui saisit la main, elles descendirent l’escalier en courant, et continuèrent à courir. Une femme se dressa devant elle, et Magda l’abattit d’une manchette, sans penser à utiliser l’épée de la garde. Elles l’enjambèrent et continuèrent à courir, Camilla hurlant :
— Comhi'Letziis ! Par ici ! Par ici !
Une femme saisit Magda, qui faillit l’abattre avant de réaliser que c’était Jaelle, un bonnet pointu sur ses cheveux flamboyants.
— Elles sont ici, haleta Magda. Rafi et Lexie. Rafi, ça va, elle est de notre côté. Lexie a un désintégrateur. Attention, je crois qu’elle pourrait s’en servir.
Les femmes d’Aquilara descendaient l’escalier en désordre. Magda entendit Vanessa hurler, et pivota sur elle-même. Lexie braquait son désintégrateur sur le visage de Cholayna, sans dire un mot, menaçante. Balançant la jambe en un balayage de vaido, Cholayna le lui fit sauter des mains, et le désintégrateur s’envola au-dessus des têtes, Magda courut après, et s’en saisit juste avant qu’Aquilara le ramasse. La sorcière était armée d’un couteau, que Magda lui fit sauter des mains d’un coup de pied.
Une femme affreusement balafrée l’attaqua. Magda se défendit, jouant des pieds et des mains comme un beau diable, après avoir glissé le désintégrateur sous sa tunique, glacial contre sa peau nue, et elle s’effraya soudain à l’idée que Lexie avait peut-être enlevé le cran de sécurité et qu’il pouvait partir tout seul. Mais où était Lexie ? Affolée, elle la chercha du regard, à la lueur tremblante des torches, dans un groupe de femmes qui se bousculaient et se battaient en hurlant. Et Cholayna ? Où était Cholayna ? Magda se fraya un chemin dans la presse pour la trouver. Cholayna gisait par terre, Lexie debout au-dessus d’elle, et pendant une seconde de panique, Magda crut que Lexie l’avait tuée.
Mais la respiration rauque de Cholayna s’entendait jusqu’au milieu de la caverne. Elle s’efforça de se lever, et Magda comprit brusquement. Cholayna n’était toujours pas acclimatée à l’altitude et elle s’était battue comme une femme de la moitié de son âge. Et Lexie était désarmée.
C’est moi qui ai le désintégrateur ! Et elle n’a pas été entraînée pour travailler sur le terrain – elle ne pratique pas le combat à mains nues, mais contre un couteau… désarmée, Lexie tenait en respect deux femmes armées d’épées qui tentaient d’approcher de Cholayna. Magda se rua vers elles dans la presse. Rafaella avait raison – Vanessa saisit Cholayna et la remit debout. Toutes les trois reculèrent lentement vers la lumière du jour qui pointait à l’entrée de l’immense caverne. Les deux épéistes firent un assaut final, et Lexie tomba, dans un fouillis de corps enchevêtrés.
Magda s’efforça de les rejoindre, et vit Camilla se dresser, repoussant ses assaillantes. Vanessa entraînait Cholayna, lourdement appuyée à son bras. Camilla était blessée au front, et le sang de la blessure lui inondait le visage.
Lexie Anders gisait par terre, immobile, et un instant, Magda la crut morte. Puis elle remua, et Vanessa se pencha et la saisit sous les bras. Lexie s’efforça de se remettre sur pied, se raccrochant à Vanessa.
Elle ne les a pas laissées tuer Cholayna. Je le savais. Sa blessure est-elle grave ?
Magda avait mal à la gorge, et elle s’arrêta un moment pour reprendre son souffle. Puis elle traversa la caverne en courant, pour rejoindre Cholayna et Camilla qui avaient trouvé un abri, suivie de Vanessa soutenant Lexie. Maintenant, Magda voyait une grande tache de sang au dos de la tunique de Lexie. Ça semblait grave. Elles étaient écrasées par le nombre. Rafaella et Jaelle, dos à dos, essayaient de contenir une nouvelle attaque des femmes d’Aquilara, armées de longs couteaux, elles, et qui n’hésiteraient pas à s’en servir. Pour le moment, elles reculaient, mais elles pouvaient reprendre l’offensive d’une seconde à l’autre.
Le sang coulant de la blessure de Camilla lui inondait les yeux et transformait son visage en un masque sanglant. Magda se rappela que toutes les blessures à la tête, même bénignes, saignaient abondamment, et que, si celle-ci était grave, Camilla n’aurait plus tenu debout. Néanmoins, son aspect la terrifia et elle courut la rejoindre. D’ici, elles apercevaient la lumière du dehors, mais il y avait encore des douzaines de femmes armées entre elles et la liberté. Cholayna haletait à tel point que Magda s’étonna qu’elle tienne encore debout. Vanessa, elle-même boitillante, soutenait Lexie, à demi inconsciente.
Puis, comme sortant de nulle part dans une clarté éblouissante – des torches ? Non, trop brillant ! – une demi-douzaine de femmes immenses, voilées de bleu nuit et couronnées de têtes de vautours, apparurent soudain, armées de grandes épées incurvées et flamboyantes. Des épées telles que Magda, qui avait un peu étudié les armes, n’en avait jamais vu sur Ténébreuse, et qui luisaient d’un éclat surnaturel. Magda comprit qu’elles ne pouvaient pas être réelles. Les femmes d’Aquilara reculèrent. Même les deux ou trois qui eurent le courage de se ruer vers ces épées de lumière, battirent en retraite en hurlant, comme blessées à mort, mais Magda ne vit pas de sang. Étaient-elles donc entièrement illusoires ?
— Vite ! Par ici ! dit une voix familière, la poussant vers la lumière du dehors.
Magda hésita devant le froid paralysant, la bourrasque glacée, mais Keitha lui dit à l’oreille :
— Vite ! Ces guerrières sont illusoires ; elles ne tiendront pas longtemps !
Elle poussa Magda sur ce qui semblait un sentier caché entre la caverne et la paroi de la falaise.
Jetant un coup d’œil en arrière, Magda vit que ses compagnes étaient déjà regroupées dans cette crevasse, Camilla essuyant le sang qui lui coulait dans les yeux. Magda écartant Keitha qui la tenait par le coude, retourna vers elles. Surprise par une bourrasque, elle glissa et tomba à genoux vers le précipice ; elle se releva, terrifiée, se plaquant à la paroi.
Camilla était sauve. Où était Jaelle ? La respiration de Cholayna, rauque et oppressée, s’entendait par-dessus les cris venant de la caverne. Vanessa boitait. Deux guerrières illusoires gardaient leurs arrières, couvrant leur évasion. Où était Jaelle ?
Puis Magda la vit, derrière les guerrières couronnées de vautours. Illusion ? Non, impossible ! Elle se hâta vers sa compagne. Soudain, dans un flamboiement pâle, comme de l’ultraviolet, Aquilara se dressa derrière elles, armée d’un couteau qu’elle lança sur Vanessa, qui fermait la marche. Une guerrière couronnée de vautour s’interposa avec son épée flamboyante, mais Aquilara d’un geste étrange, la fit exploser dans un éclair bleu.
Jaelle se jeta sur Aquilara, épée au point. Magda se précipita vers sa compagne, la main sur la garde de son épée. Le sentier était étroit, mais elle bouscula les autres, ne pensant qu’à Jaelle.
Aquilara fit un geste. Une autre guerrière imaginaire disparut dans un éclair bleu. Magda essaya de la bousculer.
— Non ! Non !
Elle ne sut jamais si Jaelle avait crié ces mots ou non.
— Je vais la retenir ! Éloigne les autres !
Elle se jeta sur Aquilara, épée au poing.
Aquilara feinta avec son long couteau, et Jaelle bloqua sa lame. Sa manche se couvrit de sang. La sorcière releva son arme, et Magda se rua…
Et se figea, prise de vertige et de nausées devant le précipice béant à ses pieds. Jaelle plongea son épée dans le sein d’Aquilara, qui poussa un hurlement d’agonie et de rage, et, se ruant sur Jaelle, la prit à la gorge.
Puis elles glissèrent ensemble, lentement, lentement, avec l’inévitabilité d’une avalanche, vers le gouffre et tombèrent. Magda hurla en s’élançant vers elles, mais Camilla, d’une poigne de fer, l’arrêta, titubante, au bord de l’abîme.
Très loin au-dessous d’elles, elles entendirent un grondement, un bruit de fin du monde, et des tonnes de glace et de rocaille, se détachant de la paroi, s’écroulèrent sur elles et les enterrèrent, loin, très loin, tout au fond.
Le cri horrifié de Camilla fit écho à celui de Magda. Mais le grondement de l’avalanche faisait encore trembler le sol que, déjà, Kyntha les pressait :
— Venez ! Venez !
Et comme Magda se retournait vers l’endroit où Jaelle était tombée, Camilla cria :
— Non ! Viens ! Que son sacrifice ne soit pas inutile ! Pour les enfants – pour les deux enfants – bredhiya…
Mais déjà, il était évident que la bataille était terminée. Aquilara disparue, ses combattantes se dispersèrent, jetant leurs armes, hurlant de terreur, comme les fourmis d’une fourmilière détruite d’un coup de pied. Les guerrières fantômes se dressèrent au-dessus d’elles, triomphantes.
Cholayna était tombée à genoux, haletante, oppressée. Magda les regarda, accablée.
Jaelle ! Jaelle ! Le combat était terminé, mais trop tard. Quelle importance maintenant si elles mouraient toutes ! C’est ma lâcheté. Je n’ai pas eu le courage d’affronter l’abîme. J’aurais pu la sauver…
Comme engourdie, elle ne pouvait même pas pleurer. Mais dans le vent glacial, le dernier son qu’elle s’attendait à entendre la tira de son désespoir muet.
Depuis tant d’années qu’elle la connaissait, elle n’avait jamais entendu Camilla pleurer.